En route vers Pâques: une réflexion sur le Grand et Saint Carême
Lorsque j’étais enfant puis adolescent, à l’approche du Grand carême de Pâques j’entendais les mêmes paroles « le temps d’abstinence de viande est arrivé ». Au monastère de Lesna, j’ai entendu un des métropolites dire aux portes du Carême « l’orthodoxe qui mange de la nourriture non carêmique n’est plus orthodoxe ».
Des affirmations de ce genre m’étonnaient et j’étais persuadé qu’elles étaient réductrices et très loin du sens véritable du carême.
Il faut dire que définir le carême n’est pas toujours aisé.
Introduction
Le carême dans l’Orthodoxie n’a jamais été considéré comme une fin en soi. Selon la pensée des saints Pères, il est un moyen pour une vie spirituelle authentique, il est un soutien dans la lutte avec les passions et un soutien sur la voie de la communion avec Dieu. « Le jeûne corporel consiste à se priver de nourriture et de boisson ; le jeûne spiri-tuel consiste à ce que l’âme s’abstienne de pensées mauvaises, de paroles et d’actions mauvaises. Le jeûne corporel nous est profitable, mais le jeûne spirituel nous est absolu-ment nécessaire, de sorte qu’il ne sert de rien sans le jeûne corporel » écrivait saint Tik-hon de Zadonsk (✝1783).
Les premières règles de jeûne furent établies dans le monastère de saint Sabba, près de Jérusalem, et dans le monastère du Stoudion (Constantinople). Durant des siècles, l’Eglise orthodoxe élabora des règles relativement précises concernant l’ordre et la qualité de la nourriture nécessaire sur le chemin de la tempérance corporelle, sachant que ces règles concernaient principalement la vie communautaire des monastères dans des pays au climat chaud. Il est évident que les régimes alimentaires des pays méditerranéens ne sont pas les mêmes que dans le nord de la Russie, ni au Moyen âge et aujourd’hui.
Saint Jean Chrysostome, se trouvant en exil au nord de l’Empire Romain, considérait qu’il fallait corriger les règles de jeûne dans les monastères nordiques qu’il avait fondés pour te-nir compte du climat plus rude et des travaux physiques auxquels étaient soumis les frères.
Il convient de noter que les règles orthodoxes de jeûne ne se divisent pas en règles mo-nastiques et en règles pour les laïcs, de plus ces règles sont considérées comme obliga-toires à tous les fidèles orthodoxes, seuls les femmes enceintes, allaitantes, les enfants et les personnes gravement malades ne sont pas soumis à ces règles. Mais de nombreux puristes considèrent que les laïcs sont invités à suivre les règles monastiques pour tendre vers la perfection.
L’archiprêtre Nicolas Balachov (adjoint du Président du Département des relations exté-rieures de l’Eglise du Patriarcat de Moscou) s’exprima à titre personnel :
La discipline de jeûne qui est indiquée dans nos livres liturgiques correspond au mode de vie des monastères. Personne n’a jamais essayé de rédiger des indications, même ap-proximatives, concernant la discipline du jeûne pour les personnes vivant dans le monde. Le désir des laïcs qui n’ont aucune expérience de la vie ecclésiale et qui souhaitent suivre les règles de l’ascèse monastique dans toute sa rigueur mène, le plus souvent, à des conséquences déplorables.
La question de l’élaboration des règles de jeûne pour les laïcs était inscrite à l’ordre du jour du Saint et Grand Concile de l’Eglise orthodoxe dont la préparation a duré toute la deuxième moitié du XXe siècle. Des propositions intéressantes ont été présentées par di-verses Eglises locales orthodoxes, mais cette question n’a pas trouvé de conclusion favorable. Des craintes apparurent que n’importe quelle modification des règles fixées dans le typikon pourrait être considérée comme une apostasie de la tradition orthodoxe.
Par contre, un texte sur le sujet du jeûne a été entériné par les pères de ce Concile qui mérite toute notre attention. J’ai la conviction que ce texte, modéré et équilibré, replace le sujet du jeûne dans la discipline orthodoxe à sa juste valeur. C’est pourquoi je vous propose un « con-densé » de ce texte conciliaire en espérant qu’il vous soit profitable.
Dans le texte ci-dessous, le mot « fidèle » doit être compris comme tout membre du peuple de Dieu – clergé et laïc.
Archiprêtre André Fortounatto
L’importance du jeûne
et son observance aujourd’hui
Extraits du texte adopté lors du Saint et Grand Concile panorthodoxe qui s’est tenu en Crète du 16 au 27 juin 2016.
Pour les références des citations, voir le texte complet du Concile.
Tout au long de l’année liturgique, l’Eglise exalte la tradition et l’enseignement patristique con-cernant le jeûne, nécessaire pour rendre l’homme vigilant, sans cesse et sans faille, et pour susciter chez lui l’ardeur au combat spirituel.
Dans le Nouveau Testament, de manière plus générale, le jeûne est décrit comme un moyen d’abstinence, de pénitence et d’élévation spirituelle (Marc I, 6 ; Ac XIII, 2 ; XIV, 23 ; Rm XIV, 21).
Déjà du temps des Apôtres, l’Eglise a proclamé l’importance du jeûne et a défini le mercredi et le vendredi comme jours de jeûne, ainsi que le jeûne avant Pâques. Certes, dans la pratique ecclésiale avérée à travers les siècles, il y a une diversité, concernant non seulement la durée du jeûne pascal, mais aussi le nombre et le contenu d’autres périodes de jeûne adoptées sous l’influence de divers facteurs, surtout liturgiques et monastiques, et destinés, entre autres, à la préparation adéquate des fidèles avant les grandes fêtes. Tous les fidèles sont appelés à se conformer (à ces règles), chacun dans la mesure de sa force et possibilité, sans pour autant avoir la liberté d’ignorer cette institution sacrée : « Prends garde que personne ne te détourne de cette voie de l’enseignement. […] Car, si tu peux supporter tout le joug du Sei-gneur, tu seras parfait ; si tu ne le peux pas, fais ce dont tu es capable. En ce qui concerne le jeûne, supporte-le selon ta force » (Didaché 6, 1-3).
En tant que lutte spirituelle, le véritable jeûne est lié à la prière incessante et au repentir sin-cère. « Le repentir sans jeûne est sans valeur » (Basile le Grand), tout comme le jeûne sans bienfaisance est nul.
Jeûner ne signifie pas s’abstenir purement et simplement de certains aliments donnés. « L’abstinence de certains aliments ne suffit pas à elle seule à en faire un jeûne louable. Le vrai jeûne consiste à se défaire du mal, à retenir sa langue, à s’abstenir d’être en colère, à éloigner les désirs, la calomnie, le mensonge, le parjure. La privation de tout ceci est le véritable jeûne. C’est grâce à tout ceci que le jeûne est une bonne chose » (Basile le Grand). L’abstinence de nourriture et la frugalité – quant au type et à la quantité des aliments consommés – constituent les éléments tangibles du combat spirituel qu’est le jeûne. « Le jeûne – ainsi que le terme l’indique – signifie abstinence de nourriture ; mais la nourriture ne nous a jamais rendus ni plus justes ni plus injustes. Le jeûne a une signification profonde : de même que la nourriture est le symbole de la vie et l’abstinence de nourriture celui de la mort, de même nous humains de-vons jeûner, afin de mourir au monde, et après cela, ayant reçu la nourriture divine, vivre en Dieu » (Clément d’Alexandrie). Ainsi, le véritable jeûne se réfère à l’ensemble de la vie des fidèles en Christ et trouve son apogée dans leur participation à la vie liturgique, notamment dans le sacrement de la sainte Eucharistie.
Saint Grégoire Palamas résume de manière significative toute la tradition patristique accor-dant au caractère spirituel du jeûne – surtout à celui du Grand Carême – un sens christocen-trique : « Donc, si tu jeûnes, non seulement tu subiras la passion et tu mourras avec le Christ, mais tu ressusciteras et tu régneras avec Lui pour l’éternité ; car devenu un avec Lui, dans la participation à la ressemblance de sa mort, tu participeras à la résurrection et tu seras l’héritier de la vie en Lui ».
C’est un fait qu’aujourd’hui nombre de fidèles, soit par négligence soit à cause des conditions de vie, quelles qu’elles soient, ne respectent pas toutes les prescriptions concernant le jeûne. Tous ces cas de non-observance des prescriptions sacrées concernant le jeûne, qu’ils soient généraux ou individuels, doivent être traités par l’Église avec un souci pastoral, car Dieu « ne désire pas la mort du pécheur, mais sa réintégration et sa vie » (cf. Ez 33,11), sans que la valeur du jeûne soit dédaignée.
Or, pour ceux qui ont des difficultés à respecter les prescriptions en vigueur concernant le jeûne, soit pour des raisons personnelles (maladie, service militaire, conditions de travail, etc.), soit pour des raisons générales (conditions climatiques ou socio-économiques propres à certains pays, impossibilité de trouver certains aliments maigres), il laisse aux Églises ortho-doxes locales le soin de fixer la mesure d’économie miséricordieuse et d’indulgence à appli-quer afin d’alléger éventuellement la « rigueur » des jeûnes sacrés. Ceci toujours dans l’esprit et dans le cadre de ce qui précède, et dans le but d’éviter d’affaiblir l’institution sacrée du jeûne. Cette clémence miséricordieuse doit être appliquée par l’Église avec une grande cir-conspection et surtout avec plus d’indulgence pour les jeûnes sur lesquels la tradition et la pratique de l’Église ne sont pas toujours uniformes. « …Jeûner tous les jours est un bien, mais celui qui jeûne ne doit pas blâmer celui qui ne jeûne pas. Dans ces cas il ne faut pas légiférer, ni contraindre ; il ne convient pas non plus de conduire par la force le troupeau confié par Dieu ; il faut plutôt faire usage de persuasion, de douceur et de bonne parole… » (Jean Damascène).
Le jeûne de trois ou plusieurs jours avant la sainte communion est laissé à la discrétion de la piété des fidèles, conformément aux paroles de saint Nicodème l’Hagiorite : « …Bien que les divins canons n’aient pas prescrit de jeûne avant la communion ; quant à ceux qui jeûnent, même une semaine tout entière, ils font bien ». En outre, l’ensemble des fidèles de l’Eglise doivent observer les saints jeûnes et l’abstinence de nourriture dès minuit avant la sainte communion qui est l’expression par excellence de l’être ecclésial et être accoutumés à jeûner en signe de repentir, pour la réalisation d’un vœu spirituel, pour le succès d’un but sacré, en période de tentation, pour accompagner une supplique à Dieu, avant le baptême (celui des adultes), avant l’ordination, en cas de pénitence, durant les saints pèlerinages et dans d’autres cas analogues.