Archevêché des églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale

Patriarcat de Moscou

Les différents aspects de la « tradition russe »

Nikita Struve – Membre du Conseil de l’Archevêché

Mon propos va s’articuler autour de trois postulats contradictoires mais qui en fait réflètent les différents aspects de la réalité de notre Eglise :

  1. On peut dire grosso modo : au sein de l’Eglise orthodoxe universelle et une, il n’ y a pas de tradition russe spécifique.
  2. Au cours de l’histoire de l’Eglise russe il y a eu et il y a encore plusieurs traditions russes.
  3. Notre archevêché, par référence au Concile russe de 1917-1918 , a développé, en particulier dans le domaine de l’organisation de l’Eglise, une tradition « russe » qui lui est désormais propre.

1. La première proposition – il n’y a pas de tradition russe spécifique – pourrait étonner, voire choquer plus d’un orthodoxe russe inaverti et surtout donner lieu à des interprétations erronées. Néanmoins, il est historiquement et donc objectivement incontestable que l’Eglise russe partage avec l’ensemble des autres Eglises orthodoxes un seul et même héritage syro-byzantin, lequel, en l’absence d’un magister sur le modèle romain, est le meilleur ciment de l’unité des orthodoxes à quelque pays ou région auxquels ils appartiennent. A ce capital théologique et liturgique, commun à l’Eglise « une, sainte, catholique et apostolique » l’Eglise russe jusqu’au XIXè siècle n’ a pratiquement rien ajouté, si ce n’est dans le domaine de l’icône, encore qu’à partir du XVIII siècle l’icône en tant qu’expression de la vision théologique eût été complètement oubliée.
Tous les offices- qui constituent l’incomparable richesse de notre vie ecclésiale, sont des offices byzantins traduits en slavon d’église : il n’en est pas un seul, à l’exception de quelques canons en l’honneur des saints russes et de quelques hymnes acathistes tardives, qui n’ait été composé en grec . Et le traducteur slavon a toujours suivi servilement la syntaxe et l’ordre des mots de l’original grec, ce qui précisément rend souvent le texte traduit assez peu compréhensible.

Il est vrai que dans la réception du christianisme, dans son expression, on observe, chez les différents peuples, des tonalités différentes et par là complémentaires. Les Russes semblent avoir un sens plus poussé, plus mystique du sacré, les Arabes (Liban, Syrie) grâce à leur langue sémitique, un accès plus direct au langage de la Bible, les Grecs peuvent se prévaloir d’être les héritiers directs de Byzance les circonstances historiques ont permis aux Serbes de développer un christianisme combatif, héroïque, les Roumains , grâce à leur langue d’origine latine, seraient une passerelle entre Orient et Occident etc… mais ces différences que soulignait saint Jean Vélimirovitch, ne doivent pas être généralisées, elles sont elles-même soumises à des fluctuations.

2. Mais revenons à l’héritage byzantin. Dans son application pratique, dans le détail, cet héritage commun ne saurait être immuable C’est ainsi que dans l’Eglise russe au XVIè se sont tragiquement affrontées deux traditions russes différentes , celle des « vieux-croyants » qui tenaient dur comme fer à certaines particularités des traductions et des usages russes, et celle des « niconiens » qui croyaient indispensable d’harmoniser textes et usages russes avec ceux des Eglises d’Orient. Les niconiens que nous sommes, pratiquent en fait, pour l’essentiel, les usages grecs en vigueur au XVII s. La tradition plus proprement russe a été déclarée hérétique par Nicon, et les partisans les plus acharnés de cette tradition ont été livrés au bras séculier, mutilés, condamnés à être brûlés.

L’Eglise s’est trouvé affaiblie par ce schisme et les excès de la répression, et de ce fait elle s’est pliée sans résistance aux réformes de Pierre le Grand. L’Eglise niconienne, de conciliaire qu’elle était, s’est transformée en une Eglise « synodale » par la suppression du patriarcat et des structures conciliaires, pourtant essentielles à la vie de l’Eglise. L’absence de toute structure conciliaire pendant deux longs siècles a entraîné ce que Dostoievski a appelé la « paralysie de l’Eglise », laquelle, par voie de conséquence, a suscité un vaste besoin de réformes, ressenti avec acuité par l’ensemble du corps ecclésial. Ce besoin aigu de réformes ne concernait pas bien sûr l’essentiel intangible de la tradition commune à toute l’Orthodoxie, les dogmes des sept Conciles oecuméniques, les grands textes liturgiques, telle règle canonique restée actuelle, mais concernait la façon de les vivre et de les appliquer . Prenons un exemple parmi d’autres : dès avant la période synodale l’usage s’était généralisé pour les laïcs de ne plus participer au repas du Seigneur, si ce n’est deux à quatre fois par an ou par défaut en pensée. Or cette attitude est formellement condamnée par les canons : tous ceux qui ne communient pas trois dimanches de suite sans raison valable, sont considérés comme exclus de l’Eglise. Cette abstention n’a fait que s’aggraver au cours de la période synodale, et il a fallu la sainteté et le zèle de saint Jean de Cronstadt (et de quelques autres prêtres, entre autres, le confesseur du tzar Nicolas II) pour que les choses dans ce domaine viennent à bouger. Le besoin de réformes visait principalement trois domaines : le retour à la conciliarité dans l’Eglise (un dogme du Credo), l’adaptation à la vie paroissiale de l’ordo monastique qui se faisait de façon confuse et désordonnée, et l’adoption de dispositions liturgiques qui permettent au peuple de Dieu de mieux comprendre les offices afin de mieux y participer . A la fin du XIXème siècle la conscience de l’Eglise- laïcs, prêtres et évêques confondus – à quelques rares exceptions près, aspirait à de profonds changements que l’illustre Concile de 1917-18 a encouragés, et dans certains cas promulgués et codifiés, mais dont l’application en Russie a été empêchée par les tragiques événements de la Révolution antithéiste. Paradoxe historique qui mérite réflexion : le Concile n’ a été possible que grâce à la Révolution de Février mais l’application de ses décisions a été rendue impossible par la Révolution d’Octobre !

Malheureusement, revenant à la vie après 70 ans de persécutions implacables, l’Eglise russe actuelle, tout en conservant la patriarcat, préfère s’en tenir à la tradition synodale désuète, plutôt que de s’appuyer sur le grand travail de rénovation qui avait conduit au Concile de 1917. La conciliarité y est inexistante, ce qui permet tous les abus autoritaristes; et c’est là une des raisons pour lesquelles il serait inopportun de revenir sous la juridiction de Moscou.

3. Ces considérations nous conduisent à notre troisième pétition de principe. Notre Archevêché est l’une des rares entités ecclésiales qui s’origine dans la période préparatoire au Concile de 1917- et suit la tradition que ce Concile a inaugurée : élection des évêques et du Conseil diocésain par l’ensemble du peuple de Dieu. Parmi les Eglises d’origine russe nous sommes avec l’Eglise autocéphale d’Amérique la seule à pratiquer depuis bientôt 80 ans la conciliarité . A cette tradition il est impératif que nous restions fidèles. Pour ce qui est des usages liturgiques, notre Archevêché a été et reste à mi-chemin entre la tradition synodale et les recommandations des évêques, chargés de préparer le concile de 1917. Il n’est pas question de résumer dans cette brève communication les 2000 pages des réponses données il y a exactement un siècle, en 1905, aux questions qui leur avaient été posées. Nous nous limiterons aux déclarations des évêques que nous pouvons considérer comme les fondateurs de notre Archevêché : le saint patriarche Tikhon, alors évêque en Amérique du Nord et le très vénéré métropolite Euloge, alors évêque de Kholm (j’ajouterai aussi les recommandations du métropolite Antoine Khrapovitski qui a présidé dans l’émigration aux destinées de la juridiction « synodale », rivale de la nôtre) .

Le saint patriarche Tikhon jugeait indispensable de trouver une solution définitive au problème du calendrier et de l’harmoniser avec celui des églises d’Occident ( il avait d’ailleurs adopté le calendrier grégorien à la suite de Constantinople en 1920 pour ensuite y renoncer en se conformant au renoncement (provisoire) de Constantinople). Il estimait important de travailler à une nouvelle traduction slavonne des livres liturgiques. Celle que nous utilisons maintenant, écrivait-il, est archaïque et souvent fautive ; une telle révision permettrait de prévenir l’exigence de ceux qui voudraient utiliser dans les offices le russe vernaculaire. Il ne serait pas de trop, estimait-il également, d’apporter des modifications aux rites liturgiques, de réduire le nombre des écténies, trop souvent répétées et de lire à haute voix certaines prières dites secrètes.

Le métropolite Euloge souhaitait que l’on fasse une plus grande place à la lecture de la parole de Dieu, noyée, selon lui, dans des offices trop verbeux. Les Psaumes, soulignait-il, doivent être lus avec une attention toute particulière, vu leur portée universelle. Comme le texte slavon des psaumes est souvent incompréhensible, il serait préférable, si possible, de lire et de chanter les psaumes dans une traduction russe des Ecritures. Certaines prières trop répétitives, comme les ecténies ou les prières initiales, ne devraient être dites qu’une seule fois. Etant donné l’inadéquation de certaines prières lors des Vigiles, à cause aussi de la longueur de cet office, il serait bon de le scinder en deux et de célébrer les vêpres et les matines aux moments qui leur sont assignés, comme cela se fait dans les Eglises d’Orient : ne garder les Vigiles que pour les très grandes fêtes et les célébrer tard pour que les matines coïncident avec l’arrivée du matin ; on devrait aussi omettre dans la liturgie la prière pour les catéchumènes. Et ce n’est pas tout ! Mgr Euloge voudrait que l’on simplifie les offices épiscopaux en omettant les eis polla eti superflus, en particulier à la petite entrée, que l’on revoie les textes de nombreuses hymnes et lectures pour les rendre plus intelligibles et les rapprocher, autant que faire se peut, du russe moderne. Selon lui l’ordo du sacrement du baptême, du mariage et de l’onction sont excessivement longs et inadaptés à l’état physique et psychique de ceux auxquels on les applique ; aussi, dit-il, il est souhaitable d’abréger certaines prières alors que d’autres pourraient être simplement omises …Je crains que toute ces exigences, si elles avaient été formulées aujourd’hui, auraient conduit nos thuriféraires d’une tradition russe soi-disant immuable à demander la déposition de Mgr Euloge.

Mais celui que l’on considérait comme l’un des évêques les plus conservateurs, Mgr Antoine Khrapovitski, s’est montré, dans ses exigences réformistes, encore plus radical : la langue des offices, affirmait-il, doit être adaptée à la compréhension des croyants, l’ordo révisé, la prière eucharistique lue à voix haute, l’iconostase réduite dans ses dimensions et les portes royales ouvertes durant toute la liturgie…

Revenons à aujourd’hui. La tradition dont nous devons nous réclamer, à la suite des éminents hiérarques que nous venons de citer, est une tradition vivante, ouverte, qui n’enferme pas la Bonne Nouvelle d’un Dieu mort sur la Croix pour donner vie à l’homme, dans un carcan administratif rigide et clérical ou dans une langue et dans des rites figées non dans leur forme originelle, mais à un moment particulier de l’histoire, dans l’un des avatars de cette forme, que pratiquement tous, il y a plus d’un siècle, considéraient déjà comme exigeant un renouvellement.

La tradition « russe » pour nous est avant tout celle de toute l’Eglise, mais aussi, en ce qui concerne la conciliarité et la participation des fidèles aux offices, celle que nous ont léguée les pères et les frères du Concile de 1917, et tout particulièrement, le saint patriarche Tikhon, confesseur de la foi, et le métropolite Euloge, notre fondateur vénéré.